Laurent Miguet | le 02/04/2021 | Patrimoine, Doubs
Le « cercle immense » rêvé par Claude Nicolas Ledoux va enfin se refermer, deux siècles et demi après la réception de sa première moitié. « En fait, le second demi-cercle existe déjà dans l’imaginaire collectif : tous ceux qui ont visité la Saline royale d’Arc-et-Senans ont ressenti son inachèvement », remarque Vincent Mayot, mandataire de la maîtrise d’œuvre de l’aménagement dont le chantier s’achèvera fin avril.
La couture entre les deux demi-cercles reste encore invisible, en ce dernier jour quasi estival de mars : le métallier MS2G finalise les deux escaliers belvédères dans son atelier d’Auxonne (Côte-d’Or). Ces ouvrages escaladeront le mur historique qui trace le diamètre de la saline royale. Geste final du chantier du Cercle Immense d’Arc-et-Senans (Doubs), ils symboliseront le passage entre la vocation initiale et la nouvelle destination du site, entre l’or blanc que produisait la manufacture royale et l’or vert attendu du futur laboratoire des métiers du paysage à l’heure du changement climatique.
La faible hauteur de l’enceinte de pierre apporte un démenti à l’interprétation concentrationnaire véhiculée par une lecture sommaire de l’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux : « Il suffit d’une courte-échelle pour l’escalader », sourit le philosophe Sébastien Appert, membre de l’équipe de maîtrise d’œuvre, imprégné par plusieurs lectures analytiques de « L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation », publié en 1804 par le concepteur de la saline, deux ans avant sa mort.
Au centre du cercle et du mur rectiligne dont l’ouverture s’est légèrement élargie pour l’occasion, une troisième jonction prendra la forme d’un porche coulissant de 10,4 m de large. Avec des élèves du lycée Hyppolyte Fontaine de Dijon, le spécialiste bisontin des portails Mantion y intégrera la citation qui exprime la quintessence du projet et la jubilation que le premier concepteur parvient à transmettre, intacte, au visiteur d’aujourd’hui : « Un cercle immense s’ouvre, se développe à mes yeux ; c’est un nouvel horizon qui brille de toutes les couleurs ».
Parcourant trois siècles en trois pas, le visiteur qui passera ce porche appréhendera immédiatement la notion d’or vert, au printemps 2022. Au-delà du parvis en béton désactivé dont les entreprises tracent les joints à la scie, ce 31 mars, la grande prairie inaugurera dès cette année la vocation expérimentale du site, avec l’aide du centre de formation agricole de Chateaufarine (Doubs).
« Nous comparerons trois techniques de plantation : par réveil des graines dormantes sur terre nue, par épandage de semences fourragères et par semis d’un cortège fourni par un spécialiste des prairies sauvages », détaille Denis Duquet, responsable du festival des jardins d’Arc-et-Senans.
Derrière la prairie sur le nouveau site du festival des jardins, la génération montante du paysage se prépare à jouer le rôle des « oursons métis », titre du concours ouvert cet automne aux étudiants et jeunes diplômés des écoles francophones de conception paysagère – y compris celle de Gembloux, en Wallonie, et celle de Genève.
Initiateur de cette compétition et invité de l’édition 2022 du festival, Gilles Clément décrypte l’expression qu’il a empruntée au philosophe et naturaliste Baptiste Morizot : « En réaction au réchauffement climatique qui bouleverse l’Arctique, des grizzlis et des ours blancs ont donné naissance à des métis, capables de se reproduire et susceptibles d’enseigner l’adaptation à leurs géniteurs. J’espère reproduire ce phénomène à la saline ». 11 jardins sélectionnés en janvier porteront le message pédagogique véhiculé tant par les étudiants concepteurs que par les écoles horticoles de la région, mobilisées pour la réalisation. Gilles Clément espère pérenniser l’esprit d’un laboratoire de l’adaptation en intégrant Arc-et-Senans dans son réseau d’écoles du jardin planétaire.
Pour rendre possible cette œuvre collective et toutes celles qui suivront sur le nouveau site du festival, le terrassier Pennequin a posé le socle du demi-cercle de l’or vert avec une précision géométrique digne de Claude Nicolas Ledoux, à l’automne 2020 dans un terrain transformé en champ de boue… « Nous avons respecté le calendrier dicté par la ligue pour la protection des oiseaux, pour ne pas interférer avec les périodes de reproduction », justifie Sébastien Lepot, directeur adjoint de l’agence dijonnaise d’ID Verde et pilote du groupement solidaire de trois entreprises de paysage et de quatre sous-traitants.
Proche de la plus grande colonie de chiroptères du Doubs à la jonction des zones Natura 2000 de la forêt de Chaux et de la vallée du Lizon, le chantier paysager ne pouvait passer outre aux exigences du vivant. « La bonne entente interne au groupement a facilité le respect du calendrier », poursuit Sébastien Lepot, entouré par les représentants des autres entreprises qui partagent sa fierté : celle de « réaliser une vitrine des métiers du paysage, dans un site historique et touristique inscrit au patrimoine mondial », abonde Jérémy Rondot, directeur de l’entreprise régionale de paysage Albizzia.
Les géomètres de Pennequin ont programmé le façonnage et le nivelage du terrain dans le strict respect de l’équilibre des 10 000 m3 de déblais et de remblais exigé par une maîtrise d’œuvre soucieuse de préserver l’écosystème et de réduire l’empreinte carbone du chantier. Les 15 000 m3 de terres décapées et replacées après deux mois de stockage ont dessiné une légère déclivité de 2 % pour collecter l’eau ramenée vers la nappe à travers des noues garnies de graviers drainants.
L’allée en béton désactivé tracera le périmètre du nouveau demi-cercle
Sur cette plate-forme, les équipes d’ID-Verde tracent l’arc de l’allée périphérique en béton désactivé avec un souci du détail qui se manifeste jusque dans les joints de fractionnement : leurs lignes prolongent celles des sentiers rayonnants plantées de micro-trèfles résistant à la sécheresse et au piétinement, entre le grand portail coulissant, au centre du cercle, et le seuil en pierre de Comblanchien, à l’extrémité opposée. Pour tracer la limite du demi-cercle vert avant les clôtures que réalisera FCE, Albizzia plante un cadran solaire végétal, composé d’arbres dont la fructification s’échelonnera du printemps à l’automne.
Dans cet ordonnancement rigoureux, le saumoduc virtuel crée un chaos bienvenu, en brisant l’axe perpendiculaire au grand portail, tracé par Albizzia par un platelage de chêne sur des solives de robinier, encadré à son extrémité par deux miroirs d’eau : sous la forme de 12 pas japonais en acier autopatinable, la même entreprise réalise la métaphore du tracé en zig zag de l’ancienne canalisation de saumure. Sur 21 km, cette infrastructure reliait le village d’Arc-et-Senans au site d’extraction de Salins-les-Bains, épuisé, à la fin de l’Ancien régime, par des siècles de surexploitation sylvicole.
Entre le départ et l’arrivée, les 10 pas intermédiaires décomposent la phrase dans laquelle Claude Nicolas Ledoux résume le process industriel qui a conduit à implanter la saline royale à la lisière d’une des plus grandes forêts domaniales de France : « Il est plus facile de faire voyager l’eau salée que de voiturer une forêt en détail ». La production de sel résultait de l’évaporation de l’eau salée chauffée au feu de bois. « Conséquence d’une gestion non durable des ressources naturelles, la Saline raconte aujourd’hui une nouvelle histoire, celle d’une humanité qui n’a plus le choix de se délocaliser dans une autre planète », commente Sébastien Appert.
La restitution et la relecture des pensées de l’architecte du siècle des lumières ne se limitent pas à l’aménagement contemporain : l’établissement public de coopération culturelle (EPCC) de la saline profite de l’opération pour revisiter l’ancien site de son festival des jardins, en périphérie du demi-cercle historique. A l’ombre du mur qui trace l’arc ancien, le début de la réunion de chantier itinérante de ce 31 mars porte sur la meilleure manière de dissimuler les systèmes d’accroche des toiles qui, entre les tilleuls, portent des pensées de Claude-Nicolas Ledoux, comme celle-ci : « Croyez-moi, ne craignez pas d’enrichir la pratique du métier avec une théorie qui l’anoblit ».
Entre les jardins évolutifs repensés dans l’esprit de Gilles Clément, le promeneur s’imprègne des pensées de Claude-Nicolas Ledoux.
Entre ce mur courbe et les logements des ouvriers, leurs anciennes latrines de pierre ponctuent les « jardins évolutifs ». Vincent Mayot s’appuie sur l’héritage des éditions successives du festival, revisité dans l’esprit de Gilles Clément, son ancien professeur à l’école du paysage de Versailles. Des graminées juqu’à la forêt comestible avec son hamac d’une bonne dizaine de places, le promeneur progresse dans la compréhension intime des sciences du vivant. L’étape du potapoule lui enseigne le recyclage des fientes en plantes aromatiques.
Vincent Mayot planche encore sur la leçon cosmique de l’ultime jardin : le promeneur retrouvera le carré et le cercle qui constituent l’alpha et l’oméga du vocabulaire de Ledoux. Le miroir zénithal décomposera et réfléchira au sol les 48 couleurs du ciel.
Etape centrale, la grainothèque enseignera le mouvement des semences, disposées entre des poutres agencées en carrés. Aux angles, des élèves du lycée horticole de Valdoie (banlieue de Belfort) gravent ces jours-ci les carreaux de calcaire où ils représentent les graines les plus graphiques, ainsi que les vecteurs de leurs mouvements : l’écureuil, l’oiseau ou le vent, symbolisé par le pissenlit. Un atelier contigu issu du même établissement façonne les cadres métalliques des pierres gravées.
Buriné par le grand air, pétillant de joie mais pointilleux dans ses prescriptions, le sculpteur et animateur de ces ateliers pédagogiques, Guillaume Duc, prépare une autre contribution aux nouveaux paysages d’Arc-et-Senans : dans un coin de 40 m2 du nouveau demi-cercle affecté à la zone atelier de l’arc jurassien, il implantera une réplique de la reculée et de la tourbière de Beaume-les-Messieurs, en interaction avec les naturalistes de l’Université de Franche-Comté.
En gestation depuis 2018, ce micro projet de 100 tonnes de calcaire tendre d’Ampilly reflète l’esprit qui anime l’établissement public de coopération culturelle de la saline royale d’Arc-et-Senans : celui d’une interaction permanente entre art, science et pédagogie, matrice du Cercle immense.
Fiche technique
Source : Le Moniteur
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